En décembre 2007, Cyrano, mon gros minou, est tombé malade. Il mangeait moins. Il ne miaulait plus comme avant pour que je remplisse sa gamelle, jusqu’à ce qu’il se contente de quelques lampées d’eau fraîche. Plusieurs fois par jour, j’allais le voir dans mon lit. Couché sur mes oreillers, il relevait la tête pour se faire gratter le cou et les oreilles. Il ronronnait, heureux que je m’occupe de lui. Je savais qu’il allait mourir. Et je le trouvais tellement sage, tellement calme. Moi, j’envisageais l’euthanasie comme une trahison. Comme si j’allais lui dire « je t’aime », le fusil sur la tempe, prête à appuyer sur la gâchette.
En mars, il a complètement cessé de boire. Son nez s’est asséché comme une vieille datte. Il avait maigri des pattes, elles étaient toutes frêles malgré sa grosse bedaine qui pendouillait. Ses yeux n’avaient plus leur éclat bleuté d’avant. Mais il ronronnait toujours. J’ai téléphoné à la clinique pour prendre rendez-vous. Mon gros minou n’avait plus qu’une heure à vivre.
Je l’ai pris dans mes bras comme des milliers de fois avant. Comme je le faisais pour danser avec lui. Il était moins lourd, mais son corps était toujours aussi chaud. Stéphane et ma mère m’ont dit de ne pas y aller et d’envoyer quelqu’un d’autre. Mais moi, je n’aurais pas voulu que ceux que j’aime m’abandonnent au seuil de la mort. Je n’aurais pas voulu qu’on me lâche la main avant que je m’éteigne. Alors, j’y suis allée.
La vétérinaire a mis un cathéter à l’une de ses pattes avant. Elle a couché Cyrano sur une table et m’a expliqué ce qui allait se passer. Je n’ai retenu qu’une chose : « Il va partir en douceur, ça ne lui fera pas mal. »
Je suis restée calme. Je l’ai caressé de mes deux mains. L’une sur son dos, l’autre sur son ventre. Il ramollissait tranquillement. Sa tête est tombée. Ses yeux sont restés ouverts et sa langue est sortie, comme une petite grimace d’enfant gâté. J’ai laissé mes mains sur lui, je n’ai pas tremblé et je n’ai pas pleuré. Je ne voulais pas qu’il sente l’odeur de ma peur ou de ma tristesse. La vétérinaire a écouté son cœur et m’a dit « Il n’est pas encore parti. » Ça a duré encore une ou deux minutes, et elle a finalement déclaré : « Il est mort. » J’ai fermé ses paupières. Ses yeux n’étaient même pas révulsés. Et j’ai pensé « j’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai[1]. » Ces mots sont restés dans ma tête, y tournent en boucle depuis.
Mais mon gros minou ne laissait pas son corps sur Terre pour aller rejoindre sa rose sur sa planète. Bientôt, il ne resterait rien de lui, il ne resterait rien de mes mains qui l’ont flatté, qui l’ont gratté et massé. Que des cendres, quelque part, dans un incinérateur, mélangées à celles d’autres carcasses. Indistinctes, anonymes.
La vétérinaire a dit que je pouvais rester là tant que je voulais. Mais mort, mon chat n’avait plus besoin de moi. Il avait été courageux, je n’avais pas vu la peur dans ses yeux. Il avait eu confiance, il avait ronronné et il était mort en silence.
Quelqu’un m’a dit bonjour quand je suis sortie de la clinique, mais je n’ai pas répondu. J’avais la tête grosse d’une marée d’automne de larmes, que je retenais pour ne pas râler dans un grand soupir de désespoir. Et quand je me suis assise dans l’auto, j’ai éclaté en sanglots. Avec le chagrin dans la gorge qui empêche de respirer. J’aurais voulu croire au paradis des minous. Un monde merveilleux de souris à attraper, de ronrons et de caresses. J’aurais voulu m’excuser, j’aurais voulu qu’il soit en paix. Mais je savais qu’il s’était endormi lourdement pour toujours, que sa conscience avait basculé dans la mort. Il s’était éteint comme des braises sous l’averse. Tranquillement, d’abord en surface et ensuite en profondeur. Et les feux que l’on étouffe ne brillent pas dans le ciel ou dans un au-delà parfait. Ils meurent, c’est tout, comme les hommes, les arbres, les bêtes et les volcans.
J’ai tué mon meilleur ami. Y avait ma raison qui disait que c’était la chose à faire. Qu’il était malade, qu’il ne souffrirait plus. Ce costume rigide, ce costume d’acier, je le portais depuis toujours, il me semble. C’est grâce à lui si je restais debout, droite, orgueilleuse et digne. Mais en dessous, il y avait une petite fille à consoler, une petite fille qui venait de perdre son chat. Une petite traîtresse qui l’avait conduit à la mort en lui susurrant des mots doux à l’oreille.
J’ai pleuré Cyrano dans les toilettes, en cachette, dans mon lit, la tête sur mon oreiller qu’il ne réchauffait plus. Il me manque tellement. Son odeur de chat, ses yeux ronds au soleil de midi et sa façon de coller sa joue contre la mienne. Il faisait patte-patte dans mes cheveux. Il bavait dans mon cou comme un enfant dément et plein d’amour. Il ne m’a pas fait mal, il ne m’a pas trahie ; il m’a attendue quand je suis sortie et il m’a collée quand je suis revenue.
Il reste des quantités de vagues de larmes qui roulent parfois jusqu’à mes yeux. Je pleure parce qu’il n’est plus là, mais surtout parce que je l’ai tué. Je n’avais pas à décider qu’il avait assez souffert. Je n’avais pas à jouer à Dieu comme à quinze ans, avec le cœur d’une grenouille fraîchement disséquée au bout d’un doigt.
[1] Antoine de SAINT EXUPÉRY. Le Petit Prince, Paris, Gallimard, p. 88.
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