Les racines — 30 mai 2016
— Faque c’est ça, nous autres, tous nos préarrangements sont faits. Ton frère pis toé, vous aurez pas besoin de vous occuper de t’ça, dit-elle, debout devant la cuisinière. Elle ne me regarde pas, affairée qu’elle est à préparer son dîner.
Je ne réponds pas, ça fait des dizaines de fois qu’elle me le dit. La mort, anayway, j’y pense tous les jours. La mienne, celle de mes parents. Celle de mon conjoint. Celle de mes enfants. Surtout celle de mes enfants. Ça peut arriver n’importe quand. Il suffit d’une seconde, d’une seule seconde pour que la tranquillité se transforme en accident, que le quotidien se change en drame.
— Pis y a de la place dans le lot si vous voulez être enterrés avec nous autres, qu’elle ajoute en baissant le rond des légumes.
Elle aussi, elle y pense.
Mes racines, elles sont là, sur la terre de mon enfance. J’ai été déracinée tellement souvent que je veux engraisser le cimetière de mon village, y revenir pour toujours, me fondre à son sol glaiseux, devenir lui. J’ai perdu une partie de moi tellement souvent à force de déménagements, de changements d’habitudes, de nouvelles terres à explorer. Si bien que mes plantes en pot ont fini par être ma terre, celle que je dépose dans mon chez-moi, celle que j’arrose, celle qui fait pousser la verdure qui m’oxygène.
— J’ai planté un peuplier baumier sur mon terrain cette semaine.
Je n’ai plus envie de parler de la mort, des travers de tel oncle, des bons coups du cousin untel. C’est du mille fois vu, du mille fois entendu.
— Tu te répètes, tu me l’as déjà dit.
— J’t’ai-tu envoyé la photo par Messenger ?
Il est longiligne, mon arbre, comme un adolescent pubère. Je l’arrose tous les jours. Ses feuilles humides sentent l’enfance. Il sent les premiers rapprochements, les premiers french kiss, les chicanes d’enfants, les premières larmes d’amour. Il sent l’ennui et les longs après-midis d’été.
— Tu l’as pris où, ton arbre ?
J’ai fait comme quand nous étions petits. J’ai répété les mêmes gestes que mon père. Je ne l’ai jamais vu acheter un arbre ornemental à la serre, un cèdre en pot à l’épicerie ou un lilas à la quincaillerie.
J’ai pris la pelle ronde, je suis allée sous les pylônes avec des sacs verts, avec mes enfants, et j’en ai sauvé un de la scie mécanique qui les abat dès qu’ils atteignent quelques pieds. J’ai sauté à pieds joints sur la pelle ronde, j’ai coupé une motte, je me suis emparée de la nature pour la faire grandir chez moi. Mon arbre s’émancipait près des siens. Je l’en ai séparé comme j’ai été séparée de garçons que j’ai aimés. Je lui ai volé une partie de lui, j’ai décidé de son sort, je l’ai adopté comme s’il était un chien abandonné, je lui ai presque donné un nom.
Je lui ai creusé un trou près de la fenêtre de mon bureau ; j’ai rempli le trou d’eau, comme mon père faisait. Je l’ai planté, je lui ai donné un lieu de vie et de mort. J’attends que ses racines s’enfoncent dans le sol, creusent des réseaux, des labyrinthes, se nourrissent de la terre où mes enfants grandissent. Qu’il s’étire vers le ciel, qu’il me couvre de son ombre ; qu’il ne soit plus possible de le déraciner.
— Tu te souviens de ça, qu’on allait chercher des arbres sous les pylônes ? me demande ma mère.
Pour sûr ! Je me souviens de tellement de choses, de tellement de détails, de tellement d’événements. Ils sont logés dans ma tête, s’associent les uns aux autres ; ils peuvent sauter du coq à l’âne sans jamais se perdre, circulant dans les méandres de mon passé. Le vieux Pontiac brun des années 1970, avec ses portes aussi larges que la voiture. Avec son coffre aussi grand qu’un lot de cimetière. Les arbres dérobés qui dépassent. J’ai peur qu’ils souffrent, qu’ils aient mal, qu’on les brise, qu’ils ne renaissent jamais.
Aujourd’hui, ils dépassent la maison. Ils dansent quasiment dans le ciel. Ils abritent une faune colorée. Qui piaille. C’est cette vie qui compte, ces feuilles qui tombent, ces bourgeons qui éclosent, ces cocottes qui garnissent le terrain.
Le toit, les murs, la table à dîner ; tout ça, c’est interchangeable. Mais pas les racines.
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