Hélène Bard

Écrivaine  ●  réviseure linguistique et stylistique  ​●  Mentore littéraire

Blogue ​ Les mots inutiles

​​La boue — 2 mai 2016

« Et c’est quoi, votre objectif ? » La travailleuse sociale joint ses mains devant elle, me regarde droit dans les yeux. Elle attend ma réponse. Je fuis son regard. Je réfléchis. Me concentre sur une scratch du plancher flottant. « Reprendre le contrôle de ma vie », que je dis en fixant un grain de beauté sur son avant-bras gauche. Elle recule, attrape son crayon. Le dépose sur ses feuilles lignées. « Ce n’est pas un peu trop vous demander ? »


« Non… »

C’est ce que je dois faire. C’est dans la routine que je suis bien. C’est dans le tout pareil que je survis. Et là, ma vie est éparpillée, en désordre. On dirait qu’une bombe a explosé en moi, une bombe faite de clous, de vis, de lames de rasoirs, de morceaux de verre et de couteaux de cuisine. Mon intérieur est en charpie, défait, en sang. Il n’est que ruines. Les murs sont salis, dégoulinants d’émotions refoulées. Je suis assise en tailleur au milieu des débris. Désorganisée, désorientée, démembrée, déchiquetée, réduite en bouillie.

Je regarde un morceau de moi. Je ne sais pas où il va. C’est un casse-tête sans image. Avec des pièces perdues. Le dessin est à refaire. Je m’empare d’un souvenir. Je ne sais pas où le ranger. Je prends un morceau de vécu dans mes mains, le soupèse, le retourne, l’observe de près, le repose. Je n’ai pas l’impression qu’il m’appartient. C’était avant l’éclatement, avant la déflagration. Je ne sais plus quoi faire de cette odeur, de ce souvenir, de cette photographie, de cette voix, de cette date, de cette réplique. Je ne sais plus où aller. Je suis perdue à l’intérieur de moi, étrangère à celle que j’ai été.

« Si ça pouvait se faire en deux semaines… » que je lâche à la blague. « Je serais au chômage », qu’elle riposte. « On fixe un prochain rendez-vous dans un mois ? qu’elle ajoute. Ça vous va ? »

Je m’empare de mon agenda. Tourne les pages. Les semaines défilent trop vite, que je me dis. « Le onze, ça irait, même heure ? »

Aussitôt qu’elle est partie, je revêts ma vraie peau, j’enlève mon costume social et m’habille de celle que je suis : pantalons d’exercice et camisole de coton. Mon odeur. Ma couleur. Je défais mes cheveux. Dégagée de l’uniforme qui m’engonçait, je gratte mon cuir chevelu douloureux. Mon corps veut de moins en moins de ces habits serrés, de ces conventions. J’ai vieilli, que je pense en me regardant dans le miroir d’entrée. Mon visage descend. Le pli du souci s’est transformé en ride. La vieillesse prend ses aises. Ma chienne sort de sa cage, se secoue. Je viens de m’emparer de la laisse. J’ai déjà chaussé mes espadrilles. Nous partons.

Je marche. Vite. Le plus vite possible. Monte des côtes. Martèle l’asphalte. Je ne lève pas les yeux. Je connais chacune des aspérités de mon parcours. Tourne à gauche, continue tout droit, tourne à droite, détache le chien, m’engage sur un chemin de terre bordé de milliers d’arbres, habités par des centaines d’oiseaux, des dizaines d’écureuils. Les bancs de neige ont diminué depuis hier. Les calvettes se dégagent. Ça sent la merde de chien qui fond. Ça sent la terre qui se réchauffe, la terre humide, gorgée d’eau. J’enjambe une rigole pendant que ma chienne s’étire le museau dans le vent. Elle a repéré quelque chose. Une bête qui vient de se réveiller ou des excréments de chevreuil qui dégèlent. J’arrive sous les pylônes. Me dis qu’il y a des décennies que je ne les entends plus grésiller, sinon quand il pleut, quand ils friturent si fort qu’on a l’impression qu’ils nous enveloppent, que l’air est sur le point d’exploser, de nous emporter dans l’orage.

J’avance dans le sentier boueux, mes pieds s’enfoncent dans la boue, si molle qu’on dirait du Nutella fondu. Je souris. Un geai bleu traverse mon champ de vision en rouspétant. Son pote le suit de près. Ils se perchent sur une branche encore nue. Ils crient. Je pleure.

Le monde est en ordre.

Ma chienne se roule dans la boue. Son pelage blond croûté ; son cou, son collier, son dos, salis. Son odeur, camouflée. Elle se secoue bruyamment et recommence à trotter. Je suis groundée. Enfin. Loin de l’agenda, des rendez-vous, des retours d’appel. Loin des formulaires à remplir. Loin des conventions, des non-dits, du social et du relationnel. Dans ma solitude faite de poils, de plumes, de terre et de bois, les souvenirs se replacent. Tant de ménage encore à faire. Tant d’émotions à éponger. Un gigantesque casse-tête à assembler. Toute une existence à remettre en ordre. Je soupire, baisse les yeux, fixe le sol pour ne pas glisser. Rester dans le sentier. Les deux pieds dans la boue. Faire la même chose demain, à la même heure, de la même façon. Encore, jusqu’à la fin des temps. Et reprendre ainsi le contrôle de ma vie.
 


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