Blogue ● Les mots inutiles
L’obsession — 11 novembre 2016
Ça s’implante, ça s’intensifie, ça s’accroche, ça respire et ça se nourrit de moi. C’est une sorte de tache que l’on voit partout, un point noir dans l’œil qui ne s’en va jamais. C’est un vers d’oreille. Un mot tourné dans tous les sens. Des acouphènes, des trains qui passent, des téléphones qui sonnent, des portes pas barrées, des maisons qui brûlent, des catastrophes, des accidents, des morts, des bras arrachés, des enfants écrasés. C’est partout dans ma tête comme une hydre dont les tentacules contrôlent tous mes sens. Je ne vois que ça. Je n’entends que ça. Je ne sens, ne goûte que ça. C’est partout dans ma tête. Il suffirait d’un bon coup de gun dans le front pour la faire taire. Mais ça se poursuit, ça m’empêche d’agir. C’est toujours là comme une odeur d’urine qui s’est incrustée dans les planchers, dans les murs, dans les tapis. Toute la maison pue. L’air est vicié. Ça dérange tout le temps. Ça n’arrête jamais.
Il y a la peur, il y a la possibilité de, il y a l’erreur, le détail, les et si. C’est à la fois l’attente et la perte de contrôle, l’impossibilité de lâcher prise. C’est le temps qui passe, qui se défait dans l’attente. J’ai beau marcher, courir, me sauver, ça me poursuit partout comme une bête affamée. Je n’ai aucun répit, aucune issue. Peut-être dormir. Dormir et rêver que je perds mes cheveux, mes dents. Que je meurs étouffée. Que mon chien roule sous un autobus. Jamais de calme, jamais de paix. Il n’y a rien qui puisse me distraire. C’est là depuis toujours, comme une compagne du moindre instant, de chaque pensée, de chaque minute qui passe.
C’est ça, moi. C’est la présence obsédante du passé. Les souvenirs indélébiles, ces moments qui m’ont révélée à moi-même, ces quelques fois où tu m’as regardée. Il y a l’attente d’un appel. D’un courriel. D’une nouvelle. Il y a l’attente de la lettre qui ne vient jamais. Du facteur qui est en retard. Ça se décompose en instants éternels, en moments catastrophiques, en événements rejoués des millions de fois. C’est comme une ligne toute tracée pour chaque jour qui passe. Des mots qui reviennent, des chansons qui s’imposent, des cris qui surgissent.
« Si j’étais dans ta tête, je me crisserais une balle. » C’est ce qu’il a dit. C’est toute l’empathie dont il a fait preuve. C’est la douceur dont il était capable. Ça n’a rien ajouté à mon présent, sinon une phrase de plus à entendre, une autre qui me fouette la chair, déjà ensanglantée en raison de la démangeaison mentale que j’éprouve en permanence.
C’est là partout, tout le temps, dans ma retenue, dans mon silence. Surtout dans mon silence. C’est dans une sorte de mutisme imposée. Les autres, les autres en ont plein le cul. Ils ne veulent plus en entendre parler. Ils ne veulent plus entendre les mêmes questions. Déjà posées des centaines de fois.
J’en suis encore là. Ça n’a pas changé. L’obsession a bourgeonné, ses racines se sont enfoncées si profondément, qu’elle se nourrit du moindre souffle, du moindre mystère. Elle s’agite au vent, fracasse le peu qu’il me reste. S’installe, s’étire, s’immisce dans les recoins de ma conscience.
Il n’y a aucune pilule pour l’arrêter. Aucun remède. Je prendrais ma tête à deux mains, m’arracherais les cheveux, les yeux, la peau des joues, ça serait toujours là comme un point d’orgue. J’aurais beau hurler, me terrer, m’isoler, me perdre, disparaître, ça me poursuit dans la nuit, dans mes moindres faux pas, dans mes moindres ambitions. Ça fait des décennies que ça dure. Je n’ai pas encore dénoué tous les fils, je n’ai pas encore réussi à remonter jusqu’au commencement. J’ai l’impression de nager à contre-courant, de me battre contre un prédateur qui ne se fatigue jamais, que je nourris.
Si ça pouvait dormir un instant, si ça pouvait mourir. Mais je vais mourir avec elle. Je vais mourir dans l’attente, dans la tension. J’aurai perdu toute ma vie dans les profondeurs abyssales de l’obsession, comme si j’avais été ensorcelée.
C’est ça, moi. Je suis perdue dans les dédales d’une pensée qui ne mène nulle part.